Présentation
DU MÊME AUTEUR
La Vestale. Le roman de Pauline Viardot, Michel de Maule, 2001.
Les Fleurs de l'âge, L'Archipel, 2003.
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Montréal, Québec, H3N 1W3.
eISBN 978-2-8098-1527-6
Copyright © L'Archipel, 2004.
Avertissement
Toute ressemblance avec des personnages ou des faits réels serait purement fortuite. Ce roman est néanmoins un hommage amical à Taeko et Patrick Crommelynck dont l'histoire fut tout autre. Je le dédie à Oriane et à Marine Beauvert, huitième et neuvième merveilles du monde.
1
« Pour jouer Schubert, tu dois te mettre en état d'urgence.
— Pardon, maître, je ne comprends pas état d'urgence... »
Il lui avait souri, amusé par l'affolement qui pointait sous sa voix toujours si calme.
« Le monde ne s'est pas fait en un jour, Hisako. Allons, ne fais pas cette tête-là. Il y a à peine un an que tu es à Paris et tu parles déjà le français presque aussi bien que moi.
— Merci, maître, mais je ne comprends pas état d'urgence...
— Eh bien... Mets-toi en danger, imagine que tu vas mourir demain et que tout ce que tu n'auras pas donné aujourd'hui à cette musique sera perdu à jamais. C'est comme ça que l'on doit jouer Schubert, on ne peut pas faire autrement. »
Quatorze ans ont passé, mais Hisako n'a jamais oublié la voix du maître aujourd'hui disparu. Elle ferme les yeux, cherche en elle l'état d'urgence pour dessiner le thème amené par les basses d'Éric. Même assis, il la domine d'une tête. Leurs mains se frôlent, Hisako sent sur sa cuisse gauche la chaleur du corps d'Éric. Un seul piano, une seule banquette, un seul nom – celui d'Éric – pour leur duo déjà célèbre. Le public couve des yeux cet homme et cette femme aussi unis à la scène qu'à la ville. Leurs interprétations de Schubert sont aussi prisées que leur manière de saluer, main dans la main, yeux dans les yeux. Lui, presque beau à force d'être laid, anguleux et austère sous ses cheveux en baguettes, mal à l'aise dans ce frac-uniforme un peu court. Elle, tout en sourire et rondeur, ordinaire à force d'être jolie dans ses robes de princesse.
État d'urgence ! L'heure n'est pas encore aux fleurs ni aux saluts. Le drame couve sous la fausse désinvolture de ce scherzo, mais attention, état d'urgence n'est pas démence ni précipitation, il faut laisser à la musique le temps de respirer, se mettre en danger sans la menacer, ne surtout pas penser, même une fraction de seconde, à la liste des courses ou au drame existentiel laissé en coulisse.
Éric pourtant précipite le mouvement, emporté par son propre souffle qui se fait plus court. Quelque chose s'est glissé entre Schubert et eux deux qu'Hisako tente de chasser, mais pendant quelques instants ils ne sont plus dans la musique, seulement en représentation, avec leurs habits surannés et ce piano luisant comme une gondole funèbre. Ils se gênent, se cognent, c'est la première fois.
« Imagine que tu vas mourir demain. » Sur une note, une intention, Hisako remet Éric à l'endroit. Ils vont de nouveau en équilibre, funambules.
Le public n'a rien vu, rien entendu. Le public fait la loi, méprise ou porte au pinacle, tousse ou se recueille et entend toujours autre chose que ce que les musiciens ont voulu lui donner. C'est ainsi depuis toujours et l'on feint de part et d'autre de ne pas s'en apercevoir.
Le Divertissement à la hongroise s'achève sur l'ambiguïté d'un mouvement de danse noirci par la douleur de la tonalité de sol mineur. Ombre ou lumière, Hisako, brisée, laisse retomber son visage vers ses mains. Elle voudrait prolonger ce temps muet qui est encore musique. Mais le public n'en peut plus d'être resté si longtemps immobile et silencieux. Il y a ces gorges qui grattent, ces vessies qui fatiguent, ces jambes engourdies et c'est toujours le soulagement qu'Hisako croit percevoir sous les bravos.
Un grand pas d'Éric pour deux petits pas d'Hisako, le duo Berney avance pour les saluts. Des flashes trouent l'obscurité de la salle, la marée humaine gronde son enthousiasme, une petite fille déguisée en animatrice de télévision offre des fleurs à Hisako. Hisako s'interdit de regarder l'adulte miniature, elle fixe son sourire sur un point lointain de la salle, s'incline à contretemps d'Éric qui, sans l'effleurer ni même se pencher vers elle, lui lance : « Pas de bis. »
Puis ils retournent en coulisse, comme deux domestiques congédiés à la fin de leur service, elle devant, lui derrière, un grand pas d'Éric pour deux pas d'Hisako. Ils ont salué sans mélanger leurs mains, sans s'agripper des yeux et le public déçu cesse bientôt son tapage pour se perdre en spéculations sur cette froideur nouvelle.
2
MORT À VENISE DU CÉLÈBRE DUO BERNEY
Un drame inexplicable dans la suite
nuptiale de l'hôtel Gregoriana
Arrivés vendredi soir à Venise pour une semaine de repos après leur tournée triomphale en Europe, Éric et Hisako Berney ont été retrouvés morts dimanche matin à leur hôtel. Les premiers éléments de l'enquête semblent indiquer un double suicide, mais aucune information n'a encore filtré sur la manière dont le couple se serait donné la mort. Ce geste inexplicable de la part d'artistes qui semblaient aussi heureux à la scène qu'à la ville suscite une vive émotion dans le monde musical. Joint par téléphone, leur agent M. Mosley a admis que leur dernier disque consacré à Schubert avait été mal accueilli par la presse et avait fait l'objet dans les colonnes de Musicalia d'une critique que seules les circonstances nous interdisent de qualifier d'assassine. D'après M. Mosley, les artistes en avaient été très affectés. Faut-il voir dans le trait de plume acide d'un journaliste l'arme qui a conduit le duo Berney à un geste fatal ? Est-il pensable que des artistes unanimement admirés aient été fragiles au point de se laisser déstabiliser par une unique discordance ? L'auteur de la critique incriminée est introuvable : il écrit sous pseudonyme et la direction de Musicalia refuse de révéler son identité. Le mystère reste donc entier.
Rappelons qu'Éric et Hisako Berney, respectivement français et japonaise d'origine, s'étaient rencontrés il y a douze ans au Conservatoire de Paris dans la classe de Francis Montbrun où ils avaient l'un et l'autre obtenu leur premier prix. C'est leur professeur qui les avait poussés à jouer en duo et à se présenter au concours de Düsseldorf où ils devaient triompher.
Avant même leur sortie du Conservatoire, ils s'étaient mariés puis avaient enregistré avec grand succès un premier disque consacré à Grieg, disque suivi de nombreux autres jusqu'à cette intégrale Schubert à jamais inachevée dont ils venaient de graver le troisième volume. Ils avaient réussi à faire de leurs différences culturelles une force et leurs enregistrements nous permettront de ne pas oublier la merveilleuse sensibilité de ces artistes en parfaite symbiose.
De notre correspondant à Venise,
Riccardo Landini, janvier 1996.
3
Je sais bien que je n'ai pas une tête d'enterrement. Mes joues sont trop rouges, je suis rondouillard, mais je n'ai pas eu le temps de me composer un physique. Il aurait fallu que je sache plus tôt, mais il paraît que c'est toujours comme ça avec les morts : ils ne préviennent pas. D'ailleurs, au téléphone, maman n'arrêtait pas de chuchoter les mêmes mots : « si soudain », « personne ne s'y attendait »... Il n'y a pas plus sournois qu'un vivant qui devient mort.
Le vent m'empêche de bien entendre si maman pleure ou renifle. Elle me serre la main comme si j'allais m'envoler, elle me fait mal, mais je n'ose rien dire. Depuis huit jours, tout le monde me recommande d'être bien gentil avec maman. Ça en devient vexant, je ne suis pas un monstre, tout de même !
Nous sommes trop loin. Je me penche pour essayer de voir le cercueil, les fleurs et puis le trou. Éric est dans le cercueil qui sera bientôt dans le trou. Comme les poupées russes qu'il faisait avec moi quand j'étais petit, mais cette fois ce n'est pas un jeu et on ne pourra pas recommencer la partie. De toute façon, c...
Caractéristiques
EAN13 | 9782841875856 |
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ISBN | 978-2-84187-585-6 |
Éditeur | Archipel |
Date de publication | 5 mai 2004 |
Collection | Roman français |
Nombre de pages | 240 |
Dimensions | 22,5 x 14 cm |
Poids | 294 g |
Langue | français |
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