Les chasseurs d'absolu
genèse de la gauche et de la droite
Grasset
Présentation
Première partie?>CRITIQUE DE LA RAISON POLITIQUE?>?>Chapitre premier?>DU TEMPÉRAMENT : L'ALTERNATIVE D'AMPHION?>Au moins depuis Aristote, le concept de nature politique est un furet de la pensée. Il semble que la vocation éternelle de cette notion ait été d'être escamotée aussitôt après avoir été avancée, comme s'il était sacrilège d'admettre que l'homme n'ait jamais eu à entrer en société, et que le rôle des dieux ou des législateurs se soit borné à traduire en institutions la volonté des citoyens.Le premier livre de la Politique s'ouvre sur la formule célèbre : « L'homme est un animal politique. » Autrement dit : l'idée de cité est antérieure à la cité, le principe de l'association communautaire est inscrit dans la conscience de l'homme. C'est pourtant Aristote qui, dans le même texte, a installé le logos — la raison — au principe de toute société, et déchaîné le fléau qui n'a cessé depuis d'empoisonner les représentations du fait politique.A cet étrange refus d'une notion pourtant consubstantielle à la démocratie, je vois au moins deux causes : la première est le besoin de rapporter toutes les activités humaines à un absolu. Immense est la difficulté de situer une nature politique, comme entité spécifique, à l'intérieur de l'ensemble générique constitué par la nature humaine : comment admettre que cette dernière soit composite, qu'elle s'exprime différemment dans chacun de ses ordres — l'esthétique, l'affectif, le rationnel, le politique - et que l'homme soit essentiellement « polyphrène » ? Le postulat de l'unicité de la nature, dans et sous toutes ses espèces, inspire le déterminisme analogique de la « sociobiologie », si fort à la mode aujourd'hui. Plus encore que son relent, un peu surfait, de nazisme, son plus grand tort est de croire, comme l'a fort bien écrit Marshall Sahlins, que « l'homme en tant que sujet pensant est identique à l'homme en tant qu'être biologique » ; j'ajouterai : qu'il est identique à l'homme en tant qu'être politique.La seconde cause est l'objection fixiste, qui considère que l'idée de nature peut renvoyer seulement à de l'inné, et qu'elle sert par conséquent d'alibi à une attitude foncièrement conservatrice. C'est évidemment méconnaître le dynamisme et la prodigieuse capacité de renouvellement propres à la nature. Cette prévention, comme la précédente, montre que l'homme, jusque dans sa démesure, est plutôt victime de la lâcheté que de la témérité de son esprit.Les civilisations sont increvables?>Les faits qui attestent le caractère spécifique et spontané de la nature politique sont pourtant aveuglants. Pourquoi l'« état de nature » n'a-t-il jamais été qu'un rêve de théoricien, si ce n'est que le seul état de nature est la société ? Comment se fait-il qu'il n'existe pas non plus de sociétés anarchiques, et qu'une fatalité jamais démentie ait fait échouer le rêve de la révolution permanente ? Par quel miracle l'ordre social dure-t-il ? Si la société était œuvre de raison, quelle harmonie préétablie faudrait-il quand on y pense, pour que tant de calculs égoïstes, tant de stratégies individuelles acceptent les règles qui les organisent et ne viennent pas, dans leur confrontation permanente, désintégrer le système !Les théoriciens libéraux confessent souvent, après le dessert et avant le café, leur stupéfaction que le couvercle de la marmite sociale ne saute pas plus souvent. On ne le leur fait pas dire. Pourquoi si peu de percepteurs, de flics brutaux, de patrons insolents, de chirurgiens morticoles sont-ils assassinés ? La peur du gendarme n'est pas une explication suffisante. Si un « justiciable » attend devant sa porte, à trois heures du matin, le juge qui lui a fait payer mille francs un petit excès de vitesse, et s'il lui décharge son fusil de chasse dans le ventre, qui songera seulement à le retrouver ? Pour quelques « brigadiers rouges » jamais pris, qui vont jusqu'au bout de la haine, pourquoi tant et tant d'inconnus s'arrêtent-ils en chemin ? Pourquoi si peu de bombes ? On frémit, quand on songe à la quantité de crimes parfaits qui pourraient se commettre, et qui ne verront jamais le jour.Sans le concept de nature politique, on expliquera encore plus difficilement par quelle bizarrerie météorologique toutes les crues de l'Histoire rentrent aussi précipitamment dans leur lit. Pourquoi, en dépit des pronostics annonçant que les civilisations sont devenues mortelles, apparaît-il qu'en fin de compte celles-ci sont increvables ? Dans sa somptueuse fresque de la Méditerranée, Fernand Braudel a dévoilé l'étonnante fixité des champs culturels grec, latin et arabe, que leurs conflits au long des siècles ont amenés à se chevaucher, parfois à se recouvrir, mais qui, telles les marées, sont invariablement revenus en deçà de leurs limites, et qui déterminent aujourd'hui encore le comportement de leurs peuples. Qu'est-ce qui, en dépit des colonisations successives, anime plus vif que jamais le sentiment national polonais ou tchèque ? La « persistance de la mémoire historique » est une bien pauvre réponse. La seule qui vaille est le constat de fait : la formidable pérennité des sociétés, la force intérieure, puissante comme l'instinct sexuel, qui les maintient ou les reconstitue.
On chercherait en vain ces interrogations chez les sociologues, qui s'inquiètent plutôt de la dégradation des sociétés que de leur persistance. Un des pères de la sociologie, Durkheim, qui aurait pu se poser la question, l'exclut de son hypothèse. Il réfère la notion de nature politique non à l'homme, mais à la société, en considérant celle-ci comme spécifique, supérieure et antérieure à l'individu, qui devient ainsi sa résultante ; pour lui, le problème de la durée des sociétés ne se pose même pas ; le social est intemporel, universel, et la conscience personnelle lui est subordonnée. Plutôt que de savoir comment les sociétés conservent leur équilibre sous l'effet des pressions individuelles, il se demande comment les individus conservent leur équilibre sous l'effet de la pression sociale. D'où le concept d'anomie, et l'étude sur le suicide.A la même époque, fertile en réflexions sur l'avenir d'un monde déjà inquiet, Bergson, le philosophe de l'intuition, est aussi décevant : il s'est détourné lui aussi du concept de nature politique, alors que tout devait l'y conduire. Les Deux Sources de la morale et de la religion adressent à l'ordre naturel l'objection fixiste, en estimant que celui-ci conduit nécessairement à des sociétés closes, qui sont à l'homme « ce que la fourmilière est à la fourmi ». Il appartient selon lui à la raison d'introduire dans cet ordre une dynamique, en s'exerçant par des « détours », « vaguement préfigurés en nous » par la nature qui « a pris soin de nous en fournir d'avance le schéma, toute latitude étant laissée à notre intelligence et à notre volonté pour suivre l'indication ». Entre l'« indication » donnée par la nature et l'interprétation nécessairement univoque donnée par la raison, qui ne connaît qu'une solution par problème, Bergson ne laisse guère de place à la préférence. Il se situe de façon flagrante dans le courant idéologique dominant de la IIIe République qui devait, par glissements successifs, conduire aux usurpations que j'analyse dans le chapitre suivant.Docteur Freud?>Le meilleur guide, encore qu'il ne soit pas allé jusqu'au bout du chemin, est celui dont les marxistes se défient, et dont l'œuvre a bouleversé la vision que l'homme avait de lui-même : Freud. La psychanalyse est la seule découverte théorique qui élimine les deux obstacles — l'obstacle de l'unité de la nature humaine, et l'obstacle de l'objection fixiste — qui résistent à l'hypothèse de la nature politique. Mieux encore, elle rend compte de la genèse de cette nature, ou plus précisément des tempéraments qui s'inscrivent dans son champ.
Le besoin d'absolu mène à l'opposition tranchée entre le rationnel et l'irrationnel, avec les désastreuses conséquences politiques que l'on sait. La principale conquête du freudisme est d'avoir éliminé ce faux dilemme. Dans le schéma freudien, le dualisme raison-passion est secondaire par rapport au véritable affrontement, qui se situe à l'intérieur de l'irrationnel même.Aucune métaphore n'est pl...
Caractéristiques
EAN13 | 9782246252016 |
---|---|
ISBN | 978-2-246-25201-6 |
Éditeur | Grasset |
Date de publication | 4 juillet 1994 |
Dimensions | 22 x 14 cm |
Poids | 440 g |
Langue | français |
Fiches UNIMARC | S'identifier |
Ce qu'ils en pensent
S'identifier pour envoyer des commentaires.