Jack Twiller

Henry vient d’écrire un livre, sur l’Holocauste. C’est un auteur reconnu, son livre précédent a été un succès critique et public. Pourtant il s’avère incapable de vendre ce nouveau livre à ses éditeurs. Voilà pour le point de départ. Et ça commence de manière catastrophique.

Il y a d’abord la grossière manœuvre de racolage : Henry est un auteur sollicité par ses lecteurs (on aura pas trop de mal à confondre Yann Martel et son personnage, suffisamment d’indices émaillent le récit pour ne laisser planer aucun doute), il énumère les témoignages de gratitude de lecteurs qu’il a rencontré, et en dit toute la joie qu’il éprouve d’avoir pu leur apporter quelque chose. Yann Martel enfile ses gros sabots, il ne va pas les quitter pendant trente pénibles pages, et si sa démarche se fait un peu plus aisée par la suite, manifestement il n’a jamais dû essayer les tongues.

Le naturel est tellement comprimé par l’envie qu’il a d’éviter les atermoiements pour s’assurer une relation privilégiée avec son lecteur dans une spontanéité de façade (bien craquelée), que toute pudeur, toute retenue, sont écartées. Donc, la tentative de remerciement de son lecteur qui tourne à la séduction putassière (il répond scrupuleusement à toutes les lettres qui lui envoient ses lecteurs : le livre est devenu vieux pour lui mais reste nouveau pour ceux qui le découvrent blablabla…, se perdant au passage en digressions oiseuses sur l’état d’esprit de ses correspondants selon que la lettre est manuscrite ou non), ça encore ça peut se surmonter.

Ses platitudes expédiées sur le besoin d’écrire (combler un vide et tout), on passe. Ses déblatérations sur la construction artificielle qui sépare l’essai de la fiction, à la rigueur, pourquoi pas. Ses petits états d’âme d’auteur incompris jeté en pâture au microcosme éditorial lors d’un déjeuner, ça coince déjà un peu plus. Ses compagnons de tables, éditeurs libraires et historiens, s’attachent à démonter son nouveau livre. Leurs arguments sont inexistants, ils sont bornés, incapables d’énoncer le moindre propos constructif, ils scrutent l’auteur, le pressent sans accorder le moindre crédit à ses tentatives confuses pour expliquer son projet.

Reste l’écrivain, seul contre tous. Enfin pas tout à fait, les libraires et autres professionnels sont les méchants, les bons ce sont les lecteurs, ceux que l’on prive de la connaissance péniblement accumulé et transcrite à leur intention : la victimisation geignarde de l’écrivain passe assez mal quand on choisi un tel sujet. Mais bon, tout ça c’est juste nul, ce n’est rien du tout, rien de suffisamment lamentable pour m’indisposer pour la suite de la lecture de ce livre. Non, pour en arriver là il a fait beaucoup plus fort.

Henry annonce son sujet, l’Holocauste, qu’il nomme « la plus grande tragédie des juifs d’Europe », l’entame pouvait difficilement être pire. C’est sûr qu’en expédiant auparavant le rapport de l’écrivain à l’acte créateur, il n’est pas étonnant que dans son empressement à définir son sujet, il ne s’aperçoive même pas qu’il en adopte une vision restrictive, pour un sujet qui n’en supporte justement aucune. Ainsi l’Holocauste serait l’affaire des seuls juifs (et la parité alors, c’est le problème et le combat des femmes peut être ?). Si Nuremberg a inventé les crimes contre l’Humanité, ce n’est pas pour rien. Bon j’aurai pu laisser couler, sauf qu’il trouve moyen d’enfoncer le clou. Dans un moment de doute Henry s’interroge sur la nécessité de raconter l’Holocauste : « S’il trouvait des juifs parmi cette multitude paisible, accepteraient ils qu’il gâche leur belle journée avec des propos sur le génocide ? » Les goys par contre, ils ne sont pas concernés, inutile de les chercher. Et il poursuit : « Et puis merde, Henry n’était même pas juif, alors pourquoi ne se mêlait-il pas de ses propres problèmes ? ».

Autant dire qu’en arrivant au corps du récit j’étais déjà pas mal remonté, autant d’inconséquence ça frise l’indécence. A ce stade il est grand temps de s’interroger : est-ce une manœuvre minable, Yann Martel est il en train de nous monter contre son personnage, est-ce là tout le propos de ce livre, amener un personnage à s’inclure dans un drame qui devrait toucher tout homme sur Terre ? On peine à le croire tant le procédé parait grossier. A quoi bon s’embarrasser d’une fable de deux cent pages pour s’attaquer à ce sujet alors qu’en une vingtaine de pages odieuses il parvient à nous faire réagir en rendant son personnage détestable ? Et pour vous dire à quel point j’étais d’humeur conciliante, j’ai dû pour poursuivre ma lecture me raccrocher à l’idée que si l’auteur enfonce des portes ouvertes cela vaut toujours mieux que s’il choisissait de rester derrière une porte close. Il y a bien quelques sursauts d’espoir, à un moment Henry déclare ne pas être zoologue mais qu’il ressent la même affection générale pour la nature que tous les habitants sensibles de cette planète. Plus loin il mentionne l’indifférence comme le principal ennemi de la cause animal (oui Yann Martel écrit des romans animaliers, nous sommes des animaux), deux notes qui pourraient laisser penser que la conscience que son personnage a de l’Holocauste s’élargit.

Mais la conclusion en queue de poisson (avec un rebondissement particulièrement ridicule) n’apporte finalement que peu d’éléments en ce sens, si le récit lui a permis de franchir un stade d’aphasie dans lequel l’écriture sur l’Holocauste l’a fait sombrer, rien ne vient diminuer les restrictions maladroites du début qui viennent sérieusement entraver la lecture.

L’Holocauste pour Henry n’est en fait que l’occasion de se frotter à un concept : « l’Histoire ne peut pas survivre hors de la bulle des historiens si elle ne devient pas une histoire. » Il n’est pas question d’autre chose dans les débuts de Béatrice et Virginie. Ca demande sans doute une réflexion plus poussée, mais comme ça, cette démarche me parait être parfaitement en accord avec ce début laborieux : d’un côté le personnage circonscrit l’impact de l’Holocauste aux seuls juifs, de l’autre il tente de l’universaliser par le biais de la fiction, vecteur nécessaire à une inscription dans la mémoire collective. Qui a dit La liste de Schindler ? Bref, démarche plus que douteuse. Sauf que si dramatiser la Shoah en ayant recours aux artifices de la fiction, par quelque moyen que ce soit, c’est lui retirer son caractère unique, Yann Martel parvient, en partie à franchir cet écueil de la représentation de l’Holocauste, en ayant recours à la parabole.

Béatrice est une ânesse, Virgile un singe hurleur. Ce sont deux animaux empaillés qu’un taxidermiste lugubre (il s’appelle Henry lui aussi, on va en rester à la désignation taxidermiste » pour l’instant) conserve dans son magasin depuis des décennies. Il demande l’aide d’Henry que celui-ci accepte de lui donner. Il s’agit de débloquer le travail d’écriture du taxidermiste, lequel semble incapable de donner une fin à la pièce sur laquelle il a planché toute sa vie. Il met en scène ses deux animaux de compagnie empaillés, Béatrice et Virgile, les deux guides de Dante lors de son séjour aux enfers. Les deux animaux ont peur, ils parlent. De la faim d’abord, et puis du fait même de parler. La question centrale du livre est en effet de savoir comment parler, comment surmonter la souffrance en l’élevant à la parole. Rapidement Béatrice et Virginie en viennent à incarner le peuple juif, logiquement la disparition des espèces animales se trouble du halo de l’Holocauste. La taxidermie devient alors un travail de mémoire essentiel : « analyser les preuves matérielles du passé dans un effort pour le reconstruire et le comprendre. » Ce procédé a le mérite d’écarter l’inclusion d’enjeux dramatiques hors de propos en traitant la Shoah comme un conte philosophique : il s’agit moins d’atteindre la vérité par une retranscription ouverte des faits, que de la rechercher dans une dimension close, dénuée de morale, qui ne peut être jugée que de l’extérieur, par le spectateur, et donc avec le recul nécessaire pour éviter toute identification dramatique, tout pathos. C’est le point fort du livre, qui clairement le sauve du désastre : l’évolution de Henry qui, au départ, défenseur d’une fictionnalisation de la Shoah, revisite ses propres doutes au travers d’une forme d’écrit intermédiaire, entre le mensonge émotionnel du drame et la vérité purement factuelle du document. L’inconvénient est que si l’idée est bonne, son traitement laisse à désirer.
La faute à une certaine redondance entre la pièce, très réussie, et les commentaires qui échappent à Henry. Le personnage revient souligner ce qui a été transmis clairement au lecteur par la pièce : après un long monologue de Béatrice, (ou bien est-ce Virgile ? je ne sais plus), Henry précise qu’il a noté l’empli récurrent du nous, qui revient cinquante fois dans la page. Détail certes, mais horripilant, comme s’il tenait absolument à devancer la réflexion du lecteur alors même qu’il part avec un train de retard. Il y a un décalage entre ce que le lecteur saisit d’emblée, et la lente et difficile compréhension des enjeux qui se nouent par le personnage. Ce qui est martelé à l’attention du lecteur, à mot couvert mais sans grande précaution (le rapport de la pièce à l’Holocauste), ne va toucher Henry que des dizaines de pages plus tard. L’aphasie littéraire du héros se double d’une apathie intellectuelle assez agaçante, là encore on en revient à cette flatterie du début : il faut que le lecteur se sente supérieur au héros, qu’il le précède, constamment.

Le mutisme créateur de Henry suite au refus de son manuscrit sur la Shoah (il doute, il ne sait pas comment parler, il se compare aux survivants dont très peu ont témoigné, encore et toujours cette victimisation impossible) est finalement vaincu par sa participation à la représentation théâtrale de la Shoah. Si le taxidermiste utilise l’Holocauste pour parler de la cause animale, prétexte pour fouiller une part irréductible de culpabilité que partage l’humanité vis-à-vis de sa propre cruauté, et dans laquelle il peut assimiler ses propres Horreurs sans avoir à les regarder en face, Henry utilise lui l’Holocauste pour parler de création artistique. Dans le magasin Virgile est posé sur le dos de Béatrice, ils font corps sans que l’on puisse les dissocier autrement que par le dialogue. Et c’est finalement la même chose qui se produit pour les deux Henry : on est face à un même personnage qui s’interroge, se prenant à témoin sous une autre forme, amoindrie humainement, plus brutale, pour créer par l’échange et le décalage entre deux sensibilité opposées de la souffrance, une réflexion sur le salut artistique que représente le simple fait de réussir à parler de l’indicible.

Béatrice et Virgile part d’une intention courageuse, mais l’exécution est par trop laborieuse pour élever ce livre au dessus de la simple bonne idée qui lui sert de fondation. Déception.