Les ténèbres extérieures

Présentation

DU MÊME AUTEUR

En langue française

Chronique d'un empoisonnement annoncé. Le scandale du chlordécone aux Antilles françaises (1972-2002), enquête, avec L. Boutrin, L'Harmattan, 2007.

Case à Chine, roman, Mercure de France, 2007.

Nègre marron, récit, Écriture, 2006.

Adèle et la Pacotilleuse, roman, Mercure de France, 2005.

La Panse du chacal, roman, Mercure de France, 2004.

Le Barbare enchanté, roman, Écriture, 2003.

Nuée ardente, roman, Mercure de France, 2002.

La Dissidence, récit, Écriture, 2002.

Brin d'amour, roman, Mercure de France, 2001.

Le Cahier de romances, récit, Gallimard, 2000.

Canne, douleur séculaire, ô tendresse !, album, en collaboration avec David Damoison, Ibis Rouge, 2000 (prix du Salon du livre insulaire d'Ouessant).

La Dernière Java de Mama Josepha, récit, Mille et Une Nuits, 1999.

Régisseur du rhum, récit, Écriture, 1999.

L'Archet du colonel, roman, Mercure de France, 1998.

Le Meurtre du Samedi-Gloria, roman policier, Mercure de France, 1997 (prix RFO).

La Baignoire de Joséphine, roman, Mille et Une Nuits, 1997.

La Vierge du Grand Retour, roman, Grasset, 1996.

Contes créoles des Amériques, contes, Stock, 1995.

La Savane des pétrifications, récit, Mille et Une Nuits, 1995.

Les Maîtres de la parole créole, contes, Gallimard, 1995.

Bassin des ouragans, récit, Mille et Une Nuits, 1994.

Commandeur du sucre, récit, Écriture, 1994.

L'Allée des soupirs, roman, Grasset, 1994 (prix Carbet de la Caraïbe).

Ravines du devant-jour, récit, Gallimard, 1993 (prix Casa de las Americas).

Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Stock, 1993 ; Écriture, 2006.

Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature, essai, en collaboration avec Patrick Chamoiseau, Hatier, 1991.

Eau de café, roman, Grasset, 1991 (prix Novembre).

Éloge de la créolité, essai, en collaboration avec Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, Gallimard, 1989.

Le Nègre et l'Amiral, roman, Grasset, 1988 (prix Antigone).

En langue créole

Marisosé, roman, Presses universitaires créoles, 1987 (traduction française de l'auteur : Mamzelle Libellule, Le Serpent à plumes, 1995).

Kôd Yanm, roman, K.D.P., 1986 (traduction française de G. L'Étang : Le Gouverneur des dés, Stock, 1995).

Bitako-a, roman, GEREC, 1985 (traduction française de J.-P. Arsaye : Chimères d'En-Ville, Ramsay, 1997).

Jou Baré, poèmes, Grif An Tè, 1981.

Jik dèyè do Bondyé, nouvelles, Grif An Tè, 1979 (traduction française de l'auteur : La Lessive du diable, Écriture, 2000 ; Le Serpent à plumes, 2003).

Dictionnaire créole martiniquais-français, Ibis Rouge, 2007.

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eISBN 978-2-3590-5107-0

Copyright © Écriture, 2008.

À Dominique Batraville,
frère en écriture et en folie...

PREMIÈRE SPIRALE

Voici venu le temps des jours sans raison comme ces mouches du même nom qui tournevirent dans la lumière cruelle de juin, voici le temps arrêté quand il ne sert plus à rien de guetter les premiers éclats de voix – celle de la marmaille insouciante qui se bouscule par jeu à l'unique fontaine du quartier –, pas plus que le vrombissement fatigu é des taptaps qui déboulinent, depuis l'avant-jour, des mornes qui corsètent la Ville. Ni même l'appel, tout en éraillement, des vendeurs de cassave ou de maïs grillé.

C'est le temps immobile de l'antique tragédie.

1

Lorsque Son Excellence le Président à vie de la premi ère république noire du monde, Grand Ordonnateur de l'ordre des choses et Visionnaire sublime des idéalités, s'approcha de son cadavre, il éprouva la première vraie frayeur de sa vie, une peur-cacarelle comme eût dit son fidèle valet de chambre Fidélio. Ce Nègre de pure race, vantardisait-il, n'eût été sa parlure peu académique, eût pu servir à la cour de n'importe quelle monarchie europ éenne. C'est qu'en matière de musique il possédait une oreille tellement exercée qu'il pouvait tout à la fois distinguer le feulement du tambour-assotor de celui du tambour-rada lorsqu'ils appelaient les loas et autres divinités d'Afrique dans les quartiers mal famés de Fort National ou de La Saline, mais tout aussi bien les envolées lyriques de Haydn des émotionnements un peu précieux de Rimski-Korsakov lorsque la première dame s'exerçait au piano dans le petit salon à musique du palais, endroit interdit à la valetaille ainsi qu'à tout ce lot de courtisans qui faisaient le siège de la Bienfaitrice dans l'espoir qu'elle leur obtînt un poste de juge de paix, de policier ou, tout simplement, qu'elle accordât par décret le baccalauréat à l'un de leurs rejetons.

Ôtant ses lunettes en écaille serties de verres à double foyer, le Président à vie contempla son visage tuméfié, son nez fracturé qu'éclairait encore ce sourire vaguement ironique qu'il aimait à arborer devant ses interlocuteurs chaque fois qu'il devinait chez ces derniers – ministres, colonels, ambassadeurs ou simples miliciens – le désir de lui prouver leur attachement indéfectible. En chacune de ces occasions, il se répétait en son for intérieur que la veulerie, davantage que la raison, est la chose au monde la mieux partagée et que l'espèce humaine est la création la plus immonde qui soit jamais apparue sur la surface de la terre. C'est que François Duvalier n'avait jamais tremblé une seule fois au cours des soixante-deux ans du calendrier chrétien (et des vingt-sept cycles temporels du vaudou) pendant lesquels il avait affronté la faim, la souffrance physique, la lèpre, la tuberculose, le pian – surtout le pian, qui ravageait les paysans de l'Artibonite et des hauts plateaux de l'Ouest. Il les avait soignés, alors fraîchement émoulu de la faculté de médecine de Port-au-Prince, la plus réputée de tout l'archipel des Antilles, sans répugnance aucune, sans rechigner à la tâche, sans se laisser miner par le découragement lorsque l'épidémie reprenait dans quelque hameau où l'on croyait l'avoir éradiqu ée. S'agenouillant devant ces corps squelettiques, il nettoyait leurs plaies à mains nues, ôtait les chairs enkyst ées à l'aide d'un stylet qu'il désinfectait à la flamme d'un feu de bois, les badigeonnait d'éther et de mercurochrome avant de les bander avec soin. Insensible à l'odeur méphitique, contrairement à ses collègues américains de la US Medical Aid, jeunes hommes rasés de près, au teint rosé, qui se couvraient de gants et de masques, il affrontait le mal avec une énergie qui les laissait bec coué. Jamais fatigué. Jamais en proie au doute. Son humilité en imposait à tous et, dans la bouche du peuple, il était déjà surnommé « Papa Doc », quoiqu'il fût moins âgé que la majeure partie de ses patients.

Le capitaine Barbot et deux miliciens se tenaient au garde-à-vous dans la Salle des glaces du Palais national où François Duvalier recevait les gens dont il voulait déchiffrer les pensées secrètes ; car en tout homme, seule la part d'ombre l'intéressait, celle que chacun s'appliquait à dissimuler devant lui. Toutes ces jalousies, ces haines rentr ées, ce stupre qui agitaient leur âme, la rongeaient même, jusqu'à faire d'eux les pires tortionnaires, dès l'instant où le Président à vie leur avait désigné un coupable. Située dans l'aile nord du bâtiment, cette pièce demeurait hermétiquement fermée la plupart du temps, les grappes de servantes qui balayaient sans cesse les lieux, pourchassaient la plus discrète toile d'araignée, le moindre grain de poussière, Papa Doc étant maniaque de propreté, n'y ayant point accès. Alors que tout le monde faisait la sieste, surtout au plus fort de la saison du carême, quand des ondes de chaleur humide déboulaient depuis la lointaine chaîne des Matheux, il s'installait dans la baignoire aux robinets d'or de la salle d'eau attenante à la Salle des glaces. Considérant la nudité totale comme une offense à sa dignité, il se chapeautait d'un de ces hauts-de-forme noirs qu'il faisait commander deux fois l'an chez un célèbre chapelier de Paris et s'autorisait son unique cigare de la jo...