Brize

Parce que sa femme, Susan, est plus qu’inquiète de la disparition de son patron à Belize, et parce qu’il découvre soudain qu’elle le trompe, Hal Lindley décide sur un coup de tête d’aller mener des recherches sur place, lui qui, jusqu’à présent, n’avait guère procédé à des investigations que dans le cadre de ses fonctions d’employé du fisc.
En réalité, il ne se soucie guère du disparu, il s’en fait clairement la réflexion une fois qu’il se retrouve là-bas :

o n l a l u
Un petit air de Houellebecq

S’il n’était pas né sous la plume de Lydia Millet, Hal Lindley aurait pu être un Américain moyen. Employé de l’administration fiscale de Californie, marié à Susan depuis plus de trente ans, père aimant, propriétaire d’un chien et d’un pavillon dans un quartier résidentiel, le gars qui ouvre le frigo pour prendre une bière à peine rentré du boulot. Mais Lydia Millet récidive dans l’art de court-circuiter le banal. Sous les doigts de cette romancière surdouée, les photos les plus impeccables s’écornent : il manque une patte au chien de Hal ; tout indique que sa femme Susan le trompe avec un collègue qui fait la moitié de son âge ; quant à Casey, la fille adorée, elle a été victime d’un accident de la route à la fin de l’adolescence et passera le reste de sa vie sur un fauteuil roulant. Ah oui, on allait oublier : Hal vient de découvrir que Casey gagne sa vie en répondant à un téléphone rose. C’est de cette réalité vacillante, une réalité comme on les aime et comme seuls semblent capables de les capter avec justesse les romanciers américains, – un homme arrivé à la moitié de son existence, une crise conjugale et une remise en question radicale – qu’émerge le foudroyant troisième roman de Lydia Millet. Car ce qu’on vient de raconter, ce n’était que la situation initiale. Au bord de l’implosion, Hal décide de partir sur les traces de T., le jeune patron de Susan, mystérieusement disparu dans la jungle des Caraïbes quelques mois plus tôt. Histoire de se racheter un héroïsme, mais, surtout, histoire de faire les comptes avec tous les échecs de sa vie. II s’embarque en direction du minuscule royaume du Belize, sorte d’annexe touristique des États-Unis, et échoue dans un hôtel pour Blancs. Là, il commence mollement son enquête, mais les indices lui tombent tout crus dans le bec : c’est la dynamique de la quête qui intéresse Lydia Millet, pas la rigueur cérébrale du thriller. Escorté d’un couple d’Allemands, Hans et Gretel [sic] aussi adorables que physiquement irréprochables (Gretel, surtout, avec ses petits seins fermes, sa natte cuivrée et sa manie de prendre des bains de minuit), Hal se lance sur les traces d’un homme qui semble l’avoir précédé dans sa fuite autodestructrice. Promenades sous-marines au milieu de bancs de coraux ternis, improbables excursions à bord de navires de l’armée américaine, nauséeuses fêtes d’expatriés, percées dans la jungle et visite des prisons locales ; en cherchant T., Hal se perd, boit, et rumine beaucoup. Et devient le héros d’une épopée de looser un brin houellebecquienne. Mais quelle bouleversante épopée… Faut-il répéter que les plus beaux héros sont toujours les plus médiocres ? Avec « Lumières fantômes », Lydia Millet livre un véritable manuel d’écriture romanesque. Style puissant, descriptions d’une justesse ahurissante, subtilité dans l’analyse capable de décourager – on préfère vous mettre en garde – quiconque ambitionnerait de prendre la plume. Le format, le rythme, la langue et la narration de cet ouvrage sont calibrés à la perfection (profitons-en pour saluer le remarquable travail de Charles Recoursé, le traducteur). Et l’humour, l’humour de Lydia Millet ! Est-ce que Franzen ou Roth eux-mêmes sont capables d’autant de corrosion ? On ne se risquerait pas à mettre la main au feu.

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