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Sous le regard de Staline

Même les grands trépassent. 1950. Staline n'a plus que trois ans à vivre. Il le sent. Il le sait. La mort le guette au cœur de sa Géorgie natale, à Borjomi, dans le palais du grand duc Nicolas Mikhaïlovitch, où il a choisi de goûter à un peu de paix. Illusoire lorsqu'on est Staline et que l'on dirige la Russie d'une poigne de fer depuis plus de vingt ans. Tyran âgé, usé par le poids des années, le « petit père des peuples » a invité sa maîtresse, Lidia Semionova Vodieva, et le peintre prodige Danilov, qui a l'ambition démente de créer une œuvre grandiose, un monument d'éternité à la gloire de Staline. C'est là que, retiré dans sa datcha de Borjomi, Iossif Vissarionovitch va s'adonner au jeu. Car même au crépuscule de la mort, le grand Staline a encore l'âme folâtre.

« Le divan de Staline » est d'abord une plongée dans l'intimité chimérique du bourreau. Quand vient la nuit, il s'allonge sur le divan -étrangement le même que celui de Freud- et raconte ses rêves à sa maîtresse. Il est le patient. Elle décrypte ses pensées. Obsédé par celui qu'il appelle « le charlatan viennois », qui le fascine autant qu'il le méprise et le hait, le grand maître ne coupe pas aux insomnies et aux tourments de l'obscurité. Des fantômes du passé le hantent : sa mère, la femme aimée, sa « Souliko », et Lénine, le plus grand menteur de tous les temps. On découvre l' « homme d'acier » mélancolique, presque fragile et tendre, épris de sa maîtresse et du cinéma américain. A quoi ressemble le grand chef, dans sa nudité, alangui dans sa baignoire, la peau un peu flétrie, un peu pendante ? Comment est-il, lorsque la Vodieva lui frotte le dos, soir après soir ? Ces gestes quotidiens, empreints de délicatesse, se répètent et nous rendent le dictateur presque sympathique. La vieillesse le cueille à la fleur de l'âge et on est soudain pris d'empathie pour ce vieillard, bonhomme tendre et rêveur, aux cheveux blancs et aux tempes grisonnantes.

Mais ne nous fions pas aux apparences. Derrière les caresses et les compliments, il y a la flatterie, cette louange sournoise faite de courbettes et de faux semblant. Ici le temps, réglé comme du papier à musique, obéit à un rituel minutieux édifié par Staline. On se couche lorsqu'il éteint les lumières -jamais avant quatre heures du matin - et on ne se lève pas tant qu'il n'a pas ouvert les yeux. Ici on obéit. On se courbe, on s'incline. On s'humilie, même. On le craint, tellement qu'on en pisserait dans son froc. Jean-Daniel Baltassat recrée l'atmosphère pesante et ascensionnelle, lourde de mensonges et de complots de l'univers bolchevique. Où chacun guette le faux pas, la faille, où l'on transpire en silence, la gorge encore brûlante de vodka. Entouré de ses sbires, le dictateur triomphe de son pouvoir, et se joue de tout et de tous, persuadé qu'il n'a que des ennemis. Tout est pensé, calculé. Staline commande, Staline manipule. « Ses yeux nous regardent », se persuade-t-on. Seule sa mémoire lui fait cruellement défaut. Mais il ne dit jamais rien de ses peurs, à lui. Il raconte ses rêves - réels ou bien même inventés - et ne laisse deviner aucune de ses sombres pensées. Et le peintre Danilov, partagé entre l'admiration et l'inquiétude, ignore pourquoi son « Excellence Généralissime » le fait autant patienter.

« Le divan de Staline » est le neuvième roman de Jean-Daniel Baltassat. Il y a de la tension dans son récit. De la terreur, de la cruauté, aussi. De l'imagination, surtout, quand la fiction double l'histoire. L'auteur sait dire les silences, suggérer les non-dits. Le malaise est palpable jusqu'à la dernière page, et la fin, imprévisible. Sur le ton d'une confidence, son écriture sobre, qui prend toute sa puissance lorsqu'il pose un regard d'artiste sur les hommes et les choses, nous fait retenir notre souffle. On comprend le rapport de Staline à l'art et son attachement aux autres, à la manière qu'il a de ne jamais – au grand jamais – se dévoiler complètement. Sa brillante analyse historique rend le récit tout simplement fascinant.

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