o n l a l u
le corps (trop) humain

Paolo Giordano, vous le connaissez, c’est le prodige italien de vingt-six ans qui raflait les prix les plus prestigieux à la sortie de son premier roman, en 2008. Vous faites peut-être partie des millions de lecteurs qui ont été hypnotisés par sa_ _« Solitude des nombres premiers »_,_ et peut-être serez-vous déçus d’apprendre que le docteur en physique théorique a troqué le roman d’amour contre le roman de guerre. Pas si vite ! « Le Corps humain » parle aussi d’amour, il élargit simplement le champ d’investigation ; en partant du plus trivial – le corps, ses besoins et ses dysfonctionnements – il finit par disséquer les ressorts les plus immatériels de notre humaine nature. Et où, sinon à l’armée, trouve-t-on la plus grande concentration de corps ardents ?

Une base italienne en Afghanistan. On l’oublie souvent mais l’armée italienne aussi est enrôlée dans ce fiasco de sable et d’embuscade qui, depuis plus de dix ans, envoie à la mort des gamins assoiffés de jeux vidéo. Zoom sur le peloton Charlie. Il y a Cederna, le fanfaron de la troupe, beau gosse et tireur infaillible, Ietri, « la pucelle », fils à maman qui a vu dans l’armée un moyen de s’affranchir enfin, Zampieri, la seule fille, endurcie à la misogynie ambiante, Mitrano, le souffre-douleur, Torsu, qui chatte chaque soir avec une petite amie virtuelle, René, l’adjudant du groupe, droit dans ses bottes et gigolo à ses heures (sous la plume de Giordano, l’alliance des deux éléments n’a rien de paradoxal). Il y a un colonel qui est sans cesse en train de palper son appareil génital, un interprète afghan qui vend du hash sous le manteau, des soirées improvisées autour de gobelets en plastique et une épidémie de dysenterie. Et il y a le lieutenant Egitto, médecin de la base. Zoom sur le plus beau personnage du livre (de la rentrée ? de 2013 ? de la décennie ?). La trentaine, mutique et solitaire, accroc aux antidépresseurs, une affection dermatologique qui rend friable la peau de son visage et une incapacité à affronter les douleurs ne relevant pas du _corps humain_. On découvre peu à peu que la guerre, la vraie, se joue à Turin, entre sa sœur et sa famille, et on comprend ce que le lieutenant a voulu fuir.

Le « corps humain », c’est tout ce petit monde d’êtres paumés et attachants, de pères, de fils, de maris, engagés volontaires pour flirter avec la mort et incapables de comprendre pourquoi. Ensemble, ils composent le vulnérable corps (d’expédition) qui se lance, un matin, dans le désert pour y connaître l’enfer. Mais n’allez pas parler de syndrome de stress post-traumatique à ces gaillards au cœur comprimé. À quoi bon mettre des mots sur ce que le corps endure au plus profond de lui-même ? La scène la plus réussie de ce roman majeur (et la concurrence est rude) : après l’hécatombe, la visite du psychologue de l’armée, aussi violente qu’un choc des plaques tectoniques. Ses mots élimés et son impassibilité policée se heurtent à la réalité de la mort.

Les mots de Giordano, en revanche, épousent parfaitement la réalité (pour tout dire : ils lui _font_ _l’amour_). Il y a du Céline dans ce roman de médecine et de guerre. Des dialogues rudes – beaucoup de dialogues –, des images brutes, de l’humour désespéré. Un scénario digne des meilleures séries, magnifié par une voix moderne et incandescente. Merci à Nathalie Bauer, la traductrice, d’avoir su conserver toute la puissance de cette œuvre qui compte. Résolument.

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