A la manière de Tarantino

  • Eric R. Libraire
    A la manière de Tarantino

    Cela sent la clope. Le sexe. Le vice. Le fric. Bref, disons le crûment: cela pue. Nous sommes en 1953 du côté d’Hollywood, de ses starlettes et de ses magnats aux gros cigares, de ses décors en carton pâte. Derrière les ranchs en contreplaqué, les fontaines en stuc, les sourires sur papier glacé, c’est un jeu mortel qui se joue. Pendant que John Wayne montre la grandeur de l’Amérique en chassant les indiens sur le grand écran, Mickey Cohen et la mafia tirent les ficelles d’un spectacle qui en cette période de Maccarthysme et de pudibonderie joue en permanence entre l’hypocrisie et l’intérêt national. Les ligues de vertu catholique censurent le décolleté trop profond mais les apprenties actrices sont obligées de coucher pour obtenir un rôle.
    C’est dans ce contexte que débute le roman: l’armée décide de s’immiscer dans la production cinématographique afin de donner une image positive d’une Amérique idéalisée. Le major Chance Buckman a pour mission de briser l’hégémonie de la mafia et de faciliter l’émergence de nouveaux producteurs plus obéissants idéologiquement. Recherche de fonds, d’acteurs et d’actrices, achats de ligues de vertu, tout au long d’une vaste fresque splendide, somptueuse et noire, l’auteur nous emmène dans les bas fonds des productions hollywoodiennes.
    Ce sont un producteur cynique et pervers, un militaire parieur invétéré, un prêtre immoral, une apprentie starlette misérable, qui sont les véritables acteurs pathétiques de ce récit aux multiples rebondissements. Les excès de cruauté et de cynisme, le récit très cinématographique nous font penser à une mise en scène de Quentin Tarantino. En refermant l’ouvrage, on ne peut que penser à Harvey Weinstein et aux 70 années nécessaires pour que le sort des femmes dans l’industrie du cinéma commence à changer. Un long chemin que, dans un cadre totalement romanesque, Dominique Maisons nous invite à parcourir.

    Eric

Bouleversant

  • Eric R. Libraire
    Bouleversant

    C’est un peu comme ouvrir une boîte à chaussures dans laquelle s’entassent des photos couleur sépia avec au dos un nom, un lieu, une date, un visage, et l’envie de savoir qui se cache derrière celui ou celle qui sourit à l’objectif. C’est cette démarche que suit Svenja O’Donnell en partant sur les traces de sa grand-mère Inge. Née en 1922, à Königsberg en Prusse Orientale, Inge va y grandir pendant la montée du nazisme. Peu loquace, peu affective, que fit elle pendant cette période? Ce n’est pas sans crainte que l’autrice se décide à fouiller le passé d’une ascendante allemande marquée par sa nationalité, comme coresponsable de l’horreur nazie. Le livre hésite, tâtonne, cherchant à savoir si Inge faisait partie des « bons », des « méchants », ou de ceux « qui se trouvaient au milieu ». Peu à peu au rythme syncopé de la parole libérée de la grand-mère les secrets se dévoilent et l’ouvrage prend une ampleur nouvelle, les souvenirs familiaux s’entrecroisant avec la grande Histoire. En suivant Inge, ses parents dans leur incrédulité, leur hésitation, leur opposition silencieuse face au nazisme et enfin leur fuite en 1945, on voit défiler devant nos yeux des milliers d’êtres vivants marqués dans leur chair, leur quotidien, par la guerre que leur peuple a voulu.
    Le monde binaire s’efface progressivement.
    L’historienne enquêtrice s’interroge sur le droit et le bien fondé de ses recherches susceptibles de raviver des blessures enfouies. En la lisant on peut simplement lui dire que grâce à son travail, sa grand-mère qui a tu ses « secrets », plus sûrement ses souffrances, pendant soixante dix ans a enfin trouvé une oreille sensible capable de la soulager d’un poids immense. Inge est décédée en septembre 2017, dans son sommeil, à 93 ans en Pologne. Sereinement et sans souffrances. Elle s’était délestée à temps de ses fantômes.

    Livre conseillé par Marie et Eric

Au-delà de la légende

  • Eric R. Libraire
    Au-delà de la légende

    Sur la photo, un adolescent regarde l’objectif, la raie sur le côté. Il porte un brassard de communiant. A côté, une silhouette évidée, comme découpée par une paire de ciseaux, ces ciseaux que les censeurs soviétiques utilisaient pour leur réécriture de l’histoire. La silhouette a été gommée, supprimée par les ciseaux d’Isabelle Rimbaud, qui n’a laissé que son frère Arthur sur le document abondamment publié. La silhouette alors? C’est celle de Frédéric, le frère ainé, enseveli dans la mémoire collective. Peu de biographes du poète se sont attachés à lui, le balayant rapidement d’un adjectif méprisant: « raté ». Journaliste, David le Bailly, aime écrire sur les anonymes, sur les « vies minuscules », aussi fut il tenté de passer au révélateur des mots, cette photo, pour faire apparaître le visage et le corps cachés de cet autre adolescent. Lui redonner une vie, la vie qu’il a connue.

    L’écrivain débute sa minutieuse enquête, dans ces Ardennes qu’il nous décrit avec précision, comme un roman, y mêlant ses réflexions personnelles lors de passionnants intermèdes. C’est à Roche, que tout se passe, se trame, se vit. C’est là, qu’une femme, Vitalie Cuif, va engendrer un génie et détruire deux jeunes hommes. En essayant de faire revivre Frédéric, c’est la famille Rimbaud qui apparait sous la plume de l’auteur, celle d’un père rapidement absent et d’une mère auprès de laquelle, la future Folcoche d’Hervé Bazin semble bien fade. C’est elle qui écrit l’histoire, qui dirige, ordonne avec comme seules valeurs, l’argent, la terre, la foi et le respect social. « On leur avait inculqué la rigueur, la discipline. Mais de gestes de tendresse, de caresses, de baisers, ils n’avaient rien reçu, rien vu ». Alors les deux frères, s’unissent se protègent dans un amour presque fusionnel qu’ils découvrent ensemble « à la manière de pauvres aveugles: tâtonnant, main tendue comme des mendiants, sans cesse se cognant ». Mais en grandissant Arthur devient différent, quitte les Ardennes, maltraite les mots, la syntaxe, aligne en quelques mois sur des feuillets disparates, des vers qui vont faire trembler le monde. De solidaire, la fratrie va se disperser à jamais avec cependant, un seul dénominateur commun: l’éloignement de la mère. Arthur le fera en parcourant des milliers de kilomètres de Chypre à Aden, de manière hypocrite, intéressé par l’argent. Frédéric, lui, restera à proximité, à Attigny, à quelques encablures de Roche et prendra la foudre sur place.

    D’Arthur qui va devenir un mythe mondial, on ne peut évidemment dire qu’il est un raté mais si l’on met côte à côte comme le fait David Le Bailly, la vie quotidienne des deux frères, on se dit que la vie des deux garçons est aussi médiocre l’une que l’autre. En creux, et en citant des lettres d’Arthur à sa mère, le génial poète apparait aussi comme un petit comptable, alignant non plus ces mots magiques mais des colonnes de chiffres. Ce changement d’angle de prise de vue modifie considérablement la perspective tant de fois lue de la mythologie rimbaldienne. On se dit alors que le plus rebelle des deux frères n’est peut être pas celui que l’on croit.

    Cette lente décadence familiale sera poursuivie par Isabelle, la soeur, qui achèvera jusqu’à l’horreur « l’oeuvre » de sa mère. Avec rigueur mais aussi beaucoup d’empathie, cette empathie si absente dans la ferme ardennaise, l'auteur fait surgir de terre, un homme ni plus sot, ni plus méchant que le commun des mortels, un conducteur de calèche, qui ne put se construire à l’ombre d’un frère glorifié et vanté jusqu’à l’extrême par Isabelle et son mari qui s’approprièrent les droits mais aussi la vie réécrite d’un frère sanctifié. Pour construire la légende, il fallait effacer l’ainé qui faisait tache et gâchait la photo mythique. Cette destruction, minutieusement décrite, se concrétise lentement au fil des chapitres dont l’intitulé progressif dit toute l’abomination: « frère », puis « suspect », « dénigré », « déchu », « traître », « renié », « dépossédé », et « effacé » pour finir.

    Livre conseillé par Lou et Eric

Glaçant mais magnifique

  • Eric R. Libraire
    Glaçant mais magnifique

    Il y a un viaduc. A ce viaduc sont accrochées quatre cordes qui pendent dans le vide. Une pour la soeur et trois pour les frères. Elles ne sont pas là pour se pendre. Elles sont là pour leur donner de la hauteur, leur permettre de quitter par moments le monde du dessous celui de Gour Noir, un site qui porte bien son nom tant rien n’est à espérer dans ce lieu où vivent des femmes et des hommes résignés travaillant aux carrières, ou à la centrale araignée qui dispense la lumière artificielle en utilisant l’eau du barrage. Cela pourrait ressembler à un conte pour enfant mais on est chez Franck Bouysse qui nous a habitué à un univers pesant et lourd. Le mal fois porte le nom de Joyce, tyran local, qui surveille toutes les activités professionnelles et privées sur son territoire dont les rues portent son nom.
    L’écrivain n’a pas son pareil pour décrire la noirceur de l’âme humaine. Dans un espace temps et géographique imaginé, il emprunte à notre époque des évènements récents comme une guerre mondiale, des révoltes ouvrières et crée ainsi un fort sentiment de malaise baignant le lecteur dans une eau emplie de réalité et de fiction. Les pages s’alourdissent au fur et à mesure de la lecture et on sait que les rares moments de bonheur décrits avec une force poétique rare ne font que précéder des instants de violence.
    Ses personnages positifs et attachants ont un seul but, s’extraire de leur condition sociale, religieuse culturelle qui leur a été assignée dès leur naissance. Mabel, la soeur à la beauté irradiante et qui initie dans des pages magnifiques son frère Luc à la sexualité, est une image forte de ce récit, celle qui ose la première défier l’ordre établi par le passé, la tradition et Joyce.
    Franck Bouysse est un formidable conteur qui envoûte le lecteur, le laissant souvent au bord de la route, asphyxié, épuisé mais charmé. Au bord de la route. Ou du viaduc salvateur, celui ou pendent quatre cordes qui ne sont pas faites pour se pendre.

    Eric

Amusant et percutant

  • Eric R. Libraire
    Amusant et percutant

    Avec « Extases » Jean-Louis Tripp a osé rompre un tabou, celui de parler et de dessiner la sexualité masculine dès les premiers émois. Zep l’avait précédé avec son universel Zizi Textuel mais dans un contexte plus enfantin et didactique. Avec le premier tome de Pucelle, justement sous titrée La débutante, Florence Dupré la Tour, oscille entre les deux ouvrages qui l’ont précédé. Comme Tripp, il s’agit là d’un récit totalement personnel et autobiographique mais il concerne l’enfance et s’achèvera avec le tome 2 à l’âge de 18 ans.

    « La chose » et « Ca ne doit pas être dit » sont les deux préceptes qui vont diriger les premiers pas de Florence dans cet univers de la sexualité. Il faut dire, et elle ne mâche pas ses mots, ni ses dessins, que sa famille relève de la plus pure tradition chrétienne, bourgeoise et rétrograde. A force d’utiliser le silence, de cacher les vrais mots derrière d’hallucinantes périphrases, la petite fille va se constituer un monde de fantasmes et d’imaginaire totalement terrifiant. « Quand on ne sait rien, on imagine tout, et surtout le pire ». Tout n’est que faux semblants, baignant la vie familiale à Buenos Aires dans un halo d’images familiales proches d’une iconographie religieuse. Florence au jardin d’enfant, Florence à la prière, Florence à la piscine, qui ne sont pas loin de ressembler aux lénifiants « Martine », dont la lecture a bercé tant de petites filles. Dans le domaine de Nagot, près de Troyes, ou en Guadeloupe, cette vie fictive qu’impose la mère, alors que le père grotesquement dessiné exerce une autorité sans partage basée sur des ordres sans le moindre sens mais porteurs de domination, va se transformer peu à peu en véritable traumatisme qu’accentuera la venue de premières règles.
    L’autrice y va franco, violente avec son milieu social, avec sa famille, elle n’épargne ni par le dessin, ni par le texte, l’univers dans lequel elle a grandi, celui où on est entouré de « barbares incultes », quand le « entre nous » devient racisme. Il y a du Reiser dans la manière de dessiner un coït canin, pour ne pas dire clairement « la chose » ou dans une pleine page, à la manière d’une couverture de Charlie hebdo, d’imaginer une mère hurlante demandant « Qui a laissé une culotte souillée dans le panier à linge? ». Florence crie sa colère devant cette société patriarcale dont on a envie de rire la médiocrité, la bêtise mais elle exprime bouche grande ouverte, crayon tremblant, une énorme souffrance qui arrive jusqu’à nos oreilles, avec ou sans typographie particulière. Elle ne suscite en apparence aucune empathie n’hésitant pas à se dessiner comme une petite fille moche, arrogante, mais le lecteur n’a pourtant pas envie de l’abandonner à son triste sort. Il a envie de la prendre par la main, de lui expliquer la vie, de lui montrer que la sexualité peut être belle, que la femme n’est pas faite uniquement pour procréer.

    Sur la dernière page de l’album une photo sépia montre Florence en compagnie de sa soeur, deux enfants déguisés en ange, ailes dans le dos, mains jointes. Un clin d’oeil ironique qui résonne comme un doigt d’honneur à cette éducation ratée et porteuse de souffrance.

    Eric